Gallery of Lost Art : la Tate dédie un mémorial virtuel aux œuvres perdues via Exponaute
Comme très souvent, les Britaniques nous épatent par leurs propositions riches et ingénieuses d’exploitations des mondes numériques au service de la Culture et des arts. Là, la Tate nous propose de découvrir des oeuvres manquantes, périssables, effacées, vandalisées, détruites, jetées, non réalisées, refusées ou volées à travers sont site-exposition “Gallery of Lost Art”.
L’interface nous met immédiatement dans le contexte que sera l’exposition (car oui, il s’agit bien d’une exposition avec son parti-pris scientifique et une “expographie” tout à fait particulière -mais nous y reviendrons !) : en haut de notre écran, une petite bande blanche nous “rassure” quant au caractère institutionnel du site (logos de la Tate, du Arts and Humanities Research Concil, …) et cela tombe bien parce que le reste de l’écran nous plonge face à des bouts de vidéos, floues, saccadées et trop près de nous, internaute. Il s’agit ici d’une contextualisation comme (souvent) seules les institutions aux collections d’art contemporain savent le faire : brutale, hyper-explicite, dérangeante mais également … fascinante ! Ces bouts de films nous happent tellement que l’oeil ferait presque abstraction des messages “Lost Art new work released each week” ou ” Lost Art exploring the stories behind the loss of works of art” (et pourtant, ils sont écrits de manière plus que visibles !). Peut-être que ce qui dérange l’internaute rompu aux différents types de sites qui existent sur la toile, c’est -aussi- l’absence d’ascenseur. Encore une fois, le site nous empêche de prendre du recul avec ce que l’on nous propose. Cette structure d’écran n’est pas quelque chose de nouveau : on retrouve fréquemment ce format pour les webdocumentaires … et ceci est, à mon sens, un premier indice.
Une fois entrés, nous voici suspendus au plafond d’une espèce de hangar où différentes personnes s’affairent dans des aires bien délimitées. L’image ci-dessus me semble résumer toute la puissance et l’intérêt de cette exposition : personnifier des “rubriques” ou “chapitres” de l’exposition mais en même temps montrer la structure de l’exposition. Ici, pas de surprise pour le visiteur, nous ne sommes dans une enquête ou face à un objet au “storytelling” (ou, tout simplement “histoire” en français) particulièrement haletant et sombre. Non, nous sommes face (ou plutôt au-dessus) de personnes qui organisent, touchent, délimitent, … bref : qui sont en action. Ceci me semble être intéressant à soulever car cela implique plusieurs effets :
– tout d’abord de montrer un endroit vivant (pas de sentiment de malaise donc malgré la bande-son qui, au bout d’un certain temps, énerve au mieux)
– une exposition où il ne faut pas avoir peur des oeuvres : ces personnes y touchent, les rangent, … cela incite (me semble-t-il) donc l’internaute à lui aussi aller vers les oeuvres
– le fait que ces êtres humains soient présents, photographiés (et non modélisés) permet également de rendre ça très concret, de montrer le travail que des humains ont produits et qui ont disparu par la volonté d’autres Hommes et qui sont “réapparus” par l’effort d’encore autres. Bref : nous ne sommes pas face à un produit de calculs et d’implémentations de machines (du type Google Art project) mais bien de commissaires d’exposition et de scientifiques
– enfin, photographier des personnes qui sont en train de travailler, d’aménager illustre parfaitement le fonctionnement du site même. “Lost Art new work released each week”. Ce work in progress fait échos à celui des scientifiques qui chargent, chaque semaine, de nouvelles oeuvres jusqu’à ce que le site disparaisse.
Après avoir lu l’introduction (ou énorme cartel contextualisant, collé sur le mur d’entrée d’une exposition physique), l’internaute peut naviguer d’un espace à l’autre. D’une certaine manière, cela fait penser aux premières expositions (et certaines expositions actuelles) du Centre Pompidou : c’est le visiteur qui décide où il va et ce qu’il veut voir en premier. Pas de parcours imposé, libre choix car pas de notion de progression mais plus de choses que l’on entasse pour, in fine, brosser un tableau.
Ce qui m’a particulièrement plût (outre la navigation aisée et claire) c’est que la rigueur scientifique trame la navigation et ses objets mais n’est absolument pas lourde … c’est presque le contraire ! Là, l’air de rien, cartels, explications, analyses guident et aident à la navigation l’internaute. Par exemple, l’internaute trouve immédiatement un cartel, des explications, des témoignages, des documents historiques mais également la liste (instinctivement accessible par “Credits”) de toutes les oeuvres qui sont présentées ! Le résultat : les amateurs apprécient cette navigation facilitée à travers les différents expôts (photographies, croquis, témoignages, …) et les scientifiques apprécient ces repères qui leurs sont familiers mais qui apportent une couche supplémentaire d’information. Bref : magnifique !
Autre élément très appréciable : la qualité des explications accompagnant les objets cliqués. En effet, il ne s’agit pas d’un simple texte décrivant de manière concise l’image sur laquelle l’internaute a cliqué ; il s’agit d’une véritable analyse scientifique -mais pas absconse !- de l’objet sélectionné. Ici, on ne “lâche” pas le visiteur à travers les images : tout en lui laissant sa liberté, on l’informe et renseigne.
Dernier élément que je trouve intéressant quant à son intégration dans l’interface : les ponts vers les réseaux sociaux. La Tate est particulièrement avancée sur ce sujet et a déjà utilisé le commentaire de visiteur au sein même de ses lieux (physiques), ce n’est donc pas nouveau mais, tout de même, apprécions la belle esthétique et l’agréable ergonomie de cette intégration.
Si l’intégration des expôts, l’argumentaire et le parti-pris de cette exposition temporaire (qui a tout d’une physique y compris sa clôture ! [dans 146 jours à cet instant]) sont déjà en eux-mêmes une grande réussite, un élément rajoute une plus-value à ce site tout à fait exceptionnel : sa navigation. A mon sens, nous ne sommes pas face à un “simple” site d’exposition mais bien face à un objet composite, notamment par l’intégration (réussie et fine) du langage webdocumentaire. En effet, si l’on y regarde de plus près, l’internaute se trouve immédiatement plongé dans une histoire-vidéo, guidé entre photographies, textes et films (afin d’indiquer un expôt animé [comme la vidéo] l’étiquette de la souris renseignant l’objet change de couleur, passant du fond blanc au fond jaune). Il n’y a pas de réel fil directeur et demande à l’internaute une certaine activité (voire implication). Enfin, la bande son qui joue en continu (sauf lors de visionnages) finit de nous plonger dans le genre des webdocumentaires : multi-media et multi-nodal.
Comme disait José Maria Sert en 1941 : “Il n’est pas nécessaire de tromper pour émouvoir” … et même que là, on apprend des choses !
Excellent expérience et une merveilleuse idée !
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